Les toits de Péronne

Les toits de Péronne

Première partie : jusqu'en 1914

Il était une fois, une grande maison où j'ai vécu quand j'étais petite - je voudrais te faire part du bonheur que j'ai à me souvenir d'elle - elle n'existe plus, personne ne peux plus la connaître, la voir, mais moi, dans le silence, les yeux fermés, je m'y promène dans tous les coins, je sens les odeurs, je vois les couleurs, les jeux de lumière, j'entends les bruits, même l'atmosphère, impression de chaleur, d'humidité...

Que choisir ? Les images sont sans ordre, si nombreuses, l'une entraîne l'autre, il faisait beau, c'était l'été, la ville était petite, vieille, les rues silencieuses, la maison était rue Saint Furcy (Péronne), tu ne goûtes pas le charme de ce nom...peut-être est-ce impossible de partager "le bonheur du souvenir".

Le charme de la rue...On la voyait s'éloigner, étroite, tortueuse, descendant entre les maisons aux pignons dentelés, les pavés sont petits, ronds, l'herbe naturellement, pousse entre. La voisine se croit obligée d'arroser son trottoir avec de l'eau bouillante. Moi je regarde, admire longuement, rêve. Sur le ciel les dentelures qui ornent les pignons espagnols : c'est la Flandre. Des marches d'escaliers, on y monte certainement, on doit y monter et redescendre de l'autre côté, peut-être pour ramoner les cheminées. Elles ont des têtes, des casques, une foule, une armée, certaines des girouettes, si étranges ...

Où est Madeleine le plus souvent ? Une grande porte ouverte sur la cour au midi : elle reste assise longtemps sur la première marche de l'escalier de bois blanc et regarde le grand soleil dans cette cour. On voit bien d'ici trois grandes marches de pierres bleues, puis un jeu de carrés et de rectangles irréguliers. Dans les interstices, la terre est noire et grasse, je m'amuse à la modeler. Il y pousse de la mousse comme des galons de velours très vert. Il fait ici sec et chaud.

La tapisserie est ocre, roussie, très jaunie ou polie par le temps. On peut voir les lignes des dessins que Madeleine a faits au bas du mur (elle a pour cela été grondée). Cette antichambre est petite et carrée. Tout à côté il y a l'armoire aux confitures, très haute naturellement, puisque je suis petite. Il faut que la confiture soit dans un endroit sec. Les pots sont alignés tout en haut avec leurs chapeaux de papier blanc, on voit leurs belles couleurs chaudes et rouges, or foncé. Il y a les bocaux de cassis, les cerises à l'eau de vie que l'on voit à travers, qui se font si lentement, que la patience des petites filles ne peut le comprendre.

Voilà que je pense au jour de confection de la confiture : la vaste bassine de cuivre rouge, le jus de groseilles bouillant, les morceaux de sucre blanc qui se mouillent, peu à peu deviennent roses ; Grand-mère m'en donnait un et c'était bon, tiède, parfumé, sentant encore la groseille crue.

La cuisine : c'est le moment des vacances d'été, la chaleur vibre et pourtant encore, la cuisinière à bois a brûlé ce midi pour le repas. Maintenant elle dort, brillante, bien noire. Le coucou bat, il n'y a pas de vrai bruit, un bruissement, l'air bourdonne de mouches. Contre la fenêtre, vers le jardin, des guêpes se cognent en voulant sortir. "Ca pique !" Diane tue des guêpes, "Père" dit que sa salive guérit les piqures, moi je crois qu'elle a un peu mal, elle se frotte les lèvres après. Diane est la chienne de chasse noire, son poil est long et brillant, aux larges ondulations. Le museau, les bouts de pattes sont roux, ainsi que deux petits points qui rehaussent ses sourcils, lui donnant l'air triste, doux, aimant.

Madeleine sur la première marche

Madeleine sur la première marche

L'armoire aux confitures

L'armoire aux confitures

Rue Saint Furcy

Autour de la lampe qui pend au plafond, on peut observer la danse des mouches, leurs changements brusques de direction, elles font des triangles, des carrés, c'est vivant, toujours nouveau, imprévu... La cheminée, très haute, encadre, surplombe la cuisinière, "attention ça brûle !". La-haut il y a de vieilles lampes à huile, des bougeoirs, de longs becs pointus comme des becs de canards, de petits chapeaux coniques qui sont des éteignoirs, des chaînettes où pendent des instruments qui ne servent plus ; le cuivre est jaune clair, très brillant. Dans une boîte il y a une tisane, mélange de fleurs sèches de toutes sortes et de bois de réglisse ; je ne connaissais pas le bois de réglisse : Mère ouvre la boîte, me donne un petit bâton tout sec, gris, à sucer, mais qu'il a bon goût !

Il faut que nous repartions de cette marche du bas de l'escalier (les marches sont hautes ou bien je suis encore petite) ; l'escalier monte raide, très haut (la maison ancienne a des étages très hauts). A mi-hauteur, voilà une marche triangulaire qui me fait craindre de tomber. C'est "Père", mon grand-père, qui me donne la main. Une petite porte dans le mur conduit à la mansarde au-dessus de la cuisine. La mansarde est chaude, le soleil frappe directement la toiture de zinc (bleue), il fait sec. Ici sont les livres, j'en connais un surtout : "Le monde avant les hommes". Les vieilles gravures représentent les paysages des époques primitives, je crois à leur existence puisqu'ils sont dessinés. Des arbres se mêlent, des îles, des étendues d'eau, le ciel lourd, nuageux, des bêtes monstrueuses. Pour comparer, "Père" me disait qu'une bête immense pouvait s'appuyer sur le balcon du septième étage pour flairer les toitures d'une maison de Paris.

Dans la mansarde, il y a de la "poudre". J'ai vraiment un peu peur. Le grand-père s'installe ici pour faire ses cartouches de chasse. Les cartouches bleues, rouges, les petits plombs dans des godets de bois, une petite mesure, un tas de petits objets neufs, gais, de couleurs vives et de métal brillant, bien rangés. Cette pièce est mystérieuse, dangereuse : la poudre, les choses à regarder sans toucher, le livre fantastique, incompréhensible, l'entrée où il faut prendre bien garde de ne point tomber, quelques jeux anciens qu'on ne sort que très rarement.

À suivre ...

Au-dessus de la cheminée

Au-dessus de la cheminée