Des tonneaux énormes sur lesquels je monte à cheval

Des tonneaux énormes sur lesquels je monte à cheval

L'entrepôt à tabac

Dans ce troisième jardin, il n’y avait que des groseilliers pour les confitures. Nous voilà bien loin de la maison et nous arrivons en bas. En face l’entrepôt à tabac déborde ; les bureaux sont au premier étage. Le vieux gardien m’aime bien. Il fait sombre, humide, l’odeur me plaît. Je vois des murs de briques, des parterres de briques, de petits rails pour un wagonnet et des tonneaux énormes, certains vides où je peux jouer au chien dans sa niche, d’autres pleins, alignés sur lesquels je monte à cheval.

Le gardien distribue des paquets bleus, rouges, gris, blancs, de toutes les couleurs. Il les jette dans les sacs en les comptant et ça fait un bruit de papier, propre, régulier, puis il plombe le sac. Ceci me rappelle le respect de l’Administration, des choses officielles. Il y a le tonneau de tabac à priser ; il me le fait respirer un instant pour rire. Il y a aussi le monte-charge, qu’il faut craindre, et puis le tabac à chiquer, luisant et enroulé comme du boudin,… et des souris parfois le long du mur.

Voici la grand’ porte, dans la rue Saint Furcy. Ici l’herbe pousse entre les pavés ; à côté s’y trouve une rue plus petite, parallèle où il n’y a personne. Je vois les mouches sur les carreaux sales. On attend la voiture tirée par le petit cheval d’un débitant de la campagne.

Grand-père et ses employés travaillent en haut. Moi, je suis sa « belle petite-fille », aussi je suis admise et bienvenue partout, même là-haut dans ces bureaux crasseux et poussiéreux où l’Administration est installée. Lorsque j’arrive au bureau de Grand-père, je m’assieds sagement sur une grande chaise au bout de la table, les bras sur la moleskine noire. On me donne de quoi écrire ou dessiner et des papiers ocres à en-tête administrative. Quel plaisir ! Avoir une feuille de papier ! Toute ma jeunesse j’ai eu envie de papier blanc, une feuille vierge où l’on peut dessiner ! Avant, lorsque le dessin est dans l’imagination, lorsque le plaisir de faire n’est pas encore usé, c’est le moment le plus heureux. Après, la désillusion est inévitable.

J’étais très sage, je regardais les employés écrire debout à des pupitres qui étaient loin au-dessus de ma tête. Le caissier faisait des piles et des rouleaux, et me prenant sous les bras, me soulevait pour me faire voir les fausses pièces qu’il avait clouées là, sur la planche du guichet, pour faire exemple sans doute.

Nous revenons vers la grande maison. La caisse est faite, le vieux caissier met son chapeau, Grand-père signe quelques papiers, les bureaux vont fermer. Nous remontons les escaliers, il n’est pas tard. Les jours sont longs, le soleil brille encore. Il y a tant de choses dont je te parlerais, en ce beau domaine dont je me souviens.

A suivre...