Les habitants du jardin

Entre les rosiers il y a des fleurs moins admirées, des flox ou lilas d’été. Je m’amuse à faire épanouir les boutons, déplier les pétales encore roulés. Il y a des reines marguerite, des lys où la bête à bon dieu se cache souvent. Lorsque je la prends, elle marche sur ma main comme un bijou. Je souffle pour qu’elle s’envole, dépliant ses longues ailes fragiles et transparentes qu’elle cache sous de petits couvercles rouges et épais.

Il y a le scarabée d’or, (toute la famille se souvient avec quelle admiration je parlais du scarabée d’or), les mille-pattes qui s’enfuient lorsqu’on soulève une pierre, les cloportes qui sont moins beaux et faisaient peur à Tante Gaby, une grande personne... !

Parfois un bourdon de velours au bourdonnement inquiétant faisait le tour du jardin. J’avais très peur de ces bêtes qui volent et piquent et qui peuvent se jeter dans les cheveux. Je courais, essoufflée, me mettre à l’abri près de la cuisine, sous la protection invisible de grand-mère.

Lorsqu’on faisait la lessive, le linge blanchissait étalé sur tous les arbustes et sur les haies. Quelquefois, rarement, le souvenir m’en reste toujours, "Mère" me demandait de rapporter à la maison une brassée de linge sec. Je ne voulais pas montrer ma peur mais je savais que les perce-oreilles se cachent en nombre dans ce beau linge propre qu’il fallait tenir serré entre ma petite poitrine et mes bras nus.

Il y a la chenille du chou vert, vive, sans poil, qui mange les capucines ; les petits vers qui se cachent dans les framboises et qu’il ne faut pas avaler ; de minuscules araignées rouge vif (on en faisait de la teinture m’a-t-on dit). Il y a tant de bêtes, j’en oublie.

Parmi les outils du jardin, il y en a un, très petit, ayant deux cornes et une lame pour retourner la terre, arracher les mauvaises herbes. Celui-là est à moi, je l’ai nommé mon petit jardinard. J’ai une petite table que le « Père » m’a faite, avec un tiroir comme celle de la cuisine. Je jouais à la dinette, mettant dans mes petits plats un grain de groseille, une fraise choisie.

Pour mes « quatre heures », grand-mère me faisait une longue tartine aux fraises. Sur le pain, un peu de beurre, puis les fraises légèrement écrasées pour qu’elles tiennent et montrent leur chair d’un si beau rouge, puis un peu de sucre en poudre. Que voilà une belle et bonne tartine ! Je n’en ai plus mangé depuis (avant 1914). Quelques fraises étaient pâles, à peine rosées ou blanc crème, « elles sont mûres, ce sont les fraises blanches » disait ma mère.

Le mur de gauche n’est pas intéressant, les arbustes le cachent, il est dans l’ombre très souvent. Mais à droite il y a un long bâtiment de bois dont le mur est en treillage avec des lattes croisées peintes en vert acide. Dans le coin, les cabinets : le trou est béant comme à la campagne, j’ai peur de tomber et les mouches me dégoûtent. Comme Diane, la chienne, je préfère un coin caché du jardin.

« Père » élevait dans ce bâtiment des lapins gris clair dont il tannait les peaux. C’est très beau les petits lapins ; parfois j’attrapais mon préféré par les oreilles pour le caresser. Ses frères, collés en bas-relief au fond de la cage, font de gros yeux ronds et n’arrêtent pas de bouger le nez. Il y a aussi les poules. Je ne les aime pas, elles n’ont pas de fourrure chaude, douce au toucher ; elles ont le bec et les pattes pointus et griffus. Je m’amuse seulement à les écouter causer entre elles, s’appeler, chanter leur plaisir, crier leur triomphe d’avoir pondu, prévenir lorsqu’il y a à manger, réunir leurs poussins.

Les lattes de bois croisées de la cloison laissent voir le jardin et les vignes qui grimpent à l’extérieur. Le soleil pénètre, fait des rayons où la poussière danse. Les taches éblouissantes et dorées décorent tous les objets. Pour terminer le premier jardin : une haie de fusains bas et de gros tilleuls autour d’un rond-point. De chaque côté, deux escaliers descendent au deuxième jardin qui est à trois mètres plus bas.

Au gros tilleul, grand-père a attaché pour moi une balançoire, ma belle balançoire : un dossier de corde, un large siège de bois épais. Certaines fois « Père » me pousse, me fait monter très haut, les jambes plus hautes que la tête (jambes aux genoux nus et égratignés). Puis, en arrière, mes pieds frôlent le fusain ; je survole le jardin d’en bas, ce qui me donne un peu le vertige. Mais mon moment préféré était le début de l’après-midi, quand le soleil est très fort et qu’il fait trop chaud pour suivre la marche des insectes ; je me balance toute seule, je suis la reine, c’est bien ici le centre du monde où je suis. Une brise me siffle aux oreilles et me rafraîchit.

Derrière moi, les jardins plus sauvages, éloignés de la maison, et devant les fraisiers, les rosiers, l’harmonieux escalier de la cour, puis la maison. Les tilleuls sont bien portants, solides, épais et ronds ; il s’y niche souvent des escargots. De jolies bêtes inoffensives que j’allais oublier ; même si je ne les vois pas, je peux suivre leurs traces d’argent sur la peau verte des tilleuls… D’un coup de pied lancé au bon moment, je maintiens le balancement et je m’endors presque, ainsi bercée.

Dans le second jardin, il y avait des arbres fruitiers, taillés en chandelle, des légumes, des fraisiers des quatre-saisons. En furetant sous les feuilles, presque à toute époque, on peut y trouver quelques fruits, petits, pointus, comme ceux des bois sauvages. De ce jardin aux murs bas, je pouvais si "Mère" me soulevait, voir dans le jardin de l’Ouvroir des arbustes très touffus et au milieu, le voile bleu immobile, impressionnant, d’une statue de la Sainte Vierge. Peux-tu sentir mon émotion, tout le mystère, toute la vie cachée que je sentais dans la statue ainsi entrevue, blanche dans le feuillage ?

Je n’osais jamais aller au bout du second jardin, il finissait par un mur vertical, le mur du fossé des vieux remparts où les allées finissaient. On y plantait des citrouilles qui rampaient au bord du précipice. Un escalier de pierre aux marches hautes et branlantes descendait au troisième jardin, au fond du fossé. Cet escalier était si dangereux pour une petite fille que je descendais en m’asseyant sur chaque marche, ma culotte de linge blanc bordée de broderies sur la mousse humide. Je crois que j’y mettais le temps car je contemplais sans me lasser les cloportes, les fourmis, les plantes rampantes, grimpantes, sauvages, les fentes noires entre les pierres, peut-être pleines d’araignées et de bêtes piquantes.

A suivre ...  

Mon petit jardinard

Mon petit jardinard