MADELEINE WEIL-LESTIENNE

Quelques mots sur Jean-Pierre Laurens

Jean-Pierre Laurens fut un des Maîtres de Madeleine Lestienne et de Lucien Weil. Son vécu, son talent et sa personnalité eurent une grande influence sur ses élèves, non seulement dans leurs techniques et leur style mais surtout dans leur approche mentale et spirituelle de l’art pictural. C’est la raison pour laquelle je désirais consacrer un chapitre à la biographie de cet homme hors du commun. Ceci pour appréhender plus nettement ce qui a permit l’épanouissement et l’évolution du travail du couple Weil.

Jean-Pierre Laurens naît en 1875, fils du peintre et sculpteur Jean-Paul Laurens et de Madeleine Villemsens, qui n’était autre que la fille de son Maître, Mr Villemsens, aux Beaux-Arts de Toulouse.

Jean Guitton1 dit de lui :

« Dès son plus jeune âge [il] montra les signes d’un tempérament hors série. (…) Intensément attentif, doué d’une mémoire exceptionnelle il profita pleinement de l’éducation qu’il reçu au sein d’une élite. » (…)

« Admis en 1895 à l’Ecole des Beaux- Arts, il entra à l’atelier Bonnat. L’adolescent était devenu un jeune colosse. Paul-Albert rappelait ainsi le passage de son frère à l’école : ‘Ses vieux camarades évoquent sa superbe silhouette. Puissant et blond, le sang à la peau, d’une gaité sonore, irrésistible, il avait un rayonnement qui le faisait aimer. Autour de lui on provoquait ses incomparables dons d’improvisation…’ (…)

Ses premières œuvres furent inspirées par la mer et la vie rude des pêcheurs d’Yport, en la compagnie desquels il aimait vivre, pendant ses vacances d’été. En 1899, Le Falot lui valut une bourse de voyage qui lui permit de séjourner en Afrique du Nord, en Sicile et en Italie. En 1900, il exposa le Cabestan, grande toile puissante et sombre. En 1902, dans une œuvre volontaire, Portrait de ma Mère, il jetait les bases de son effort futur.»

A cette époque il contracta au sein de sa famille des amitiés dont certaines devaient marquer leur époque : André Gide, Pierre Louys, Charles Péguy, Jacques Copeau, Henri Ghéon, Lucas de Peslouan.

« En 1912, il épousa Yvonne Dieterle, fille et petite-fille de peintre, elle-même sculpteur et bientôt élève de son mari. Leur union allait être totale, dans l’art comme dans la vie.

Il employait alors ses heures de loisir à des dessins humoristiques. Quelques-uns parurent dans Le Rire. D’autres furent réunis en un album, La Musique (aujourd’hui introuvable), chef-d’œuvre de vérité burlesque. » (…)

« En août 1914, le sergent Pierre Laurens rejoignit à Laval le 25e Régiment d’Infanterie Territoriale. La guerre lui réservait une longue et cruelle épreuve. Dès le 26 août, il reçut le baptême du feu, à la bataille de Cambrai. Un mois après, à Rocquigny, près de Péronne, blessé d’une balle à la jambe, il tomba aux mains des Allemands. Au long des quatre années de captivité qui suivirent, il allait donner toute sa mesure.

Pas un de ses compagnons d’infortune n’a oublié l’influence salutaire qu’il exerça sur eux. Son âme forte leur était un exemple, son cœur généreux une source de chaleur. Enfin son irrésistible don comique dispensait un merveilleux dérivatif à leur ennui. ‘Il nous sauvait de la folie…’ dit plus tard l’un d’eux. (…) »

Tout au long de sa captivité il saisit la moindre occasion pour réaliser dessins et aquarelles des prisonniers russes notamment. Leur arrivée ne tarda pas à propager le typhus au camp de Wittenberg à tel point que celui-ci fut mis en quarantaine pendant six mois, jusqu’en juin 1915. En 1916 il fut envoyé dans un « Camp de représailles » situé en Courlande (à 80 km des lignes russes).

« Les sept mois qu’il passa dans cette région désolée, soumis à un travail forcé qu’aggravait le manque de nourriture, devaient épuiser ses ressources physiques. Malade, il fut renvoyé à Wittenberg puis interné en Suisse. Il rentra en France fin 1918. (…)

Définitivement installé à Fontenay-aux-Roses, près de Paris, il commença d’y peindre, dans son atelier aux murs blanchis à la chaux, cette série d’œuvres dépouillées dont l’autorité allait forcer l’attention du public : portraits de son père, de sa femme, de Mme Charles Péguy, l’Epouse en deuil, le fils, pour ne citer que ceux-là. Cette période fut seulement coupée de quelques séjours en Provence et dans la Drôme. (…)

En 1924 il accepta la direction d’un des ateliers de l’Ecole des Beaux-Arts. Il considérait, disait-il, ‘le fait de transmettre à des jeunes les résultats de l’expérience que l’on a pu acquérir comme une mission grave entre toutes’».

Un ancien élève, André Tondu devenu ensuite lui-même professeur à l’Ecole des Beaux-Arts, dit de lui : « (…) Sous couvert d’une fausse liberté, l’Ecole (des Beaux-Arts) sombrait dans la routine. Dès le début il entama la lutte contre nos relâchements. C’était dur pour beaucoup d’entre nous. Nous ne comprenions pas. (…)

Ils n’ont pas compris qu’à force de viser à la plénitude d’une forme vraie, cet enseignement bouleversait totalement les poncifs de l’école et qu’il était peut-être à son insu, révolutionnaire. Tout était remis en cause : l’effet flatteur, les procédés routiniers et formulaires ne nous trompaient plus. Nous mesurions soudain la distance qui nous séparait des grandes œuvres et nous sentions que le chemin de nos études serait long à gravir. (…) Malheureusement Pierre Laurens est mort sept ans après avoir pris la direction de l’Atelier. Mais nous sommes quelques-uns à nous apercevoir aujourd’hui, qu’un pareil combat dépassait singulièrement son objectif immédiat et que c’est dans ses prolongements actuels qu’il convient de l’apprécier. (…) »

« En 1928, le Cardinal Verdier qui avait décidé de mettre en chantier cent églises pour lutter contre le chômage, confia à Jean-Pierre Laurens le soin de faire construire celle de Chatillon-sous-Bagneux par un architecte de son choix et de la décorer ensuite de ses fresques. (…) Le jeune architecte Paul Flandrin établit sur ses directives les plans de cette église. Cependant, lui-même en concevait la décoration qu’il se proposait d’exécuter avec l’aide de ses jeunes élèves. La mort devait le priver de cette joie, mais non arrêter sont projet qui fut réalisé par un groupe d’élèves pénétrés de ses enseignements et animés par son souvenir.

En 1929, il luttait contre une fatigue physique croissante. (…). Condamné à un repos absolu, il confia pendant une année à son frère Paul-Albert la direction de son Atelier de l’Ecole des Beaux-Arts. Il pu la reprendre en 1930 et, malgré les troubles visuels graves qui ne lui permettaient pas de travailler plus d’une heure par jour, achever quelques œuvres.

En mars 1932, une crise cardiaque le mit à deux doigts de la mort. Il ne devait désormais plus retourner à l’Ecole des Beaux-Arts, ni terminer son Annonciation2, ébauchée en 1929, qui ne le satisfaisait pas entièrement. Il a laissé dans cette œuvre inachevée le testament d’une pensée qui, déjà, n’appartenait plus à ce monde. Sa faiblesse s’accentuait de jour en jour sans que pour cela il cessât de s’occuper avec l’architecte Flandrin de l’église que l’on devait construire ».

Il n’eu pas le bonheur de voir son travail achevé et s’éteint le 23 avril 1932.

1- Jean-Pierre Laurens (1875-1932) Texte de Jean Guitton –Librairie Renouard – Henri Laurens Editeur – 1957

2- L’Annonciation, voir illustration page "Beaux-Arts de Paris".