Madeleine (en bas à gauche) dans la classe de Jean-Pierre Laurens au Beaux-Arts de Paris

Madeleine (en bas à gauche) dans la classe de Jean-Pierre Laurens au Beaux-Arts de Paris

L'atelier de Jean-Pierre Laurens en 1925

L'atelier de Jean-Pierre Laurens en 1925

Les Beaux Arts de Paris ... romances

Le printemps de mes 18 ans, j’arrivais donc à Paris pour le concours d’entrée aux Beaux-Arts et habitais chez mon oncle à Courbevoie. Je découvris Paris avec émerveillement : comme une voie triomphale, la Seine passant sous le pont de la Défense, l’avenue de la Grande Armée, l’Etoile, les Champs Elysées, le Louvre, la passerelle des Arts, le dôme de l’Institut, le quai Malaquais…

Je fus reçue le 24 mai 1924, 11e sur 200. Il me fallu choisir la tendance, le Maître, savoir ce que veulent et peuvent mes enseignants, au Salon des Artistes français.

Au rez-de-chaussée du Grand Palais, sous l’immense verrière, le vélux emplissait l’espace d’une belle lumière, illuminait « les grands boulots » des sculpteurs. En montant le double escalier majestueux on accédait aux salles de peinture, les chers Maîtres étant là et se disputant la place pour regrouper leurs disciples. Il y eut un petit vernissage avec son public et ses sourires, les exclamations, les toilettes élégantes et par-ci par-là, une œuvre disant un peu de vérité.

Pour le choix de l’atelier de peinture je refusais celui des jeunes filles entourant leur cher vieux Maître protecteur. Le meilleur étant celui de Corman, je me présentais à lui, il m’accepta. Par malheur, il se fit renverser dans la rue en sortant de son travail. On peut dire que c’est réussir son départ en artiste … J’obtins, parmi les toutes premières femmes, d’entrer juste à la nomination de Pierre Laurens, fils de Jean-Paul Laurens, sculpteur et peintre de la vie de Sainte Geneviève au Panthéon, qui fut un familier de Péguy. Pierre Laurens, anobli par la souffrance, nous enseigna un sens élevé de l’art. J’aimais les concours pour l’action, la réussite. Mais l’habileté n’était pas la meilleure chose aux yeux de ce Maître. Une fois l’an il y avait le «banquet du patron». Une année, Madeleine fut à la place d’honneur, à son côté, puis Lucien Weil…Ce fut avec lui ce qu’on appelle «le coup de foudre».

Au printemps, pendant les longues journées de mai, nous faisions des promenades de copains. Nous avons flâné dans les galeries de l’Odéon, regardé les livres, longé les grilles du Luxembourg ; Lucien me montra le restaurant d’étudiants israélites où il mangeait un repas par jour (on y servait du bortsch) et où plus tard … éclata une bombe. Ensuite, au boulevard Saint Michel, il me dit : «Venez, nous mangerons un gâteau». Je refusais, je savais son extrême pauvreté, je sus sa peine.

Chez mes parents, à Viroflay, le dîner étant pris tard, mon «Petit-père», en évitant l’heure de pointe dans le métro, s’arrêtait à «La chope de l’Est» avec ses copains de la rue de Paradis. Quant à moi, je prenais le train aux Invalides. Me reconduisant jusqu’aux quais un certain soir, brusquement sur le trottoir, Lucien m’a déclaré son amour.  «- Mais Weil, c’est impossible», «- Vous êtes cruelle !» (C’est comme figurant à la Comédie française qu’il perfectionnait son français… En l’apprenant, notre cher Maître en a souri). Pour m’accompagner plus longtemps, il prenait le train avec moi. Mais un jour, à la sortie de la gare, nous rencontrâmes le Père, barbu et impressionnant qui, une fois rentré à la maison, déclara : «Si c’est un fiancé, il faut l’amener». Mais, depuis très jeune, restant de ce côté du fossé des générations, j’avais décidé d’être artiste en comptant sur mes propres forces, et donc sans l’argent du papa. De ce fait, jusqu’à 25 ans … pas de mariage.

Puis vint le temps de réfléchir, comme notre Maître Laurens nous l’apprit avec son Idéal … Une vieille fille évite les risques de la vie, elle n’a guère à dire en tant qu’artiste. Et là, arrive dans la mienne ce violent amoureux, cet artiste ardent, le plus totalement pauvre mais affamé surtout de la pensée française ! Alors au fond de moi, puis à lui, je dis « Oui » pour toujours. Je me sentis dès lors active et forte. Il m’apprit à aimer, nous avons cru possible l’impossible, décidâmes de réaliser en union notre Idéal et de décevoir le moins possible. St Exupéry écrit : « Aimer ce n’est pas nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction ». Ce fut long, nous fûmes bien soutenus jusqu’à la mort de Laurens en 1932. Nous apprîmes à gagner le nécessaire sans s’abîmer ni se vendre.

Je pense exemplaire l’histoire des camarades restés nos amis tout au long de notre vie. Je fus le témoin de rêves réalisés, le destin paraissant obéir à ces espoirs et la Providence y veillant. Quatre couples se formèrent. Ces quelques premières femmes entrées dans un atelier d’hommes avaient une solide vocation et une réelle énergie. Nous bouleversions mœurs et traditions, assidues chaque matinée à l’atelier, Quai Malaquais, de 8 heures à midi ; notre travail nous faisait respecter.

Les nouveaux payaient à boire. J’ai offert des cafés crème et des mille-feuilles au «Café Le Vieux Casque» (de la chanson railleuse «un casque de pompier ça fait presque un guerrier …»). Au début d’une dispute, on criait : «j’ai soif !», un calmant radical. Laurens exigea le nettoyage des murs couverts, en bas, de raclures de palette et de décorations, style salle de garde. On se chipait les toiles déjà repeintes en plusieurs épaisseurs et une blouse ne devait pas être exagérément propre. On chantait en travaillant, de vieilles chansons bien françaises (juste assez gauloises).

Le premier couple fut Couturat et Mlle Paris, inséparables dès leur arrivée. Entre la Normandie et Paris, les vitraux d’églises détruits, à refaire en style harmonisé, fut son bel ouvrage.

Ils étaient trois, venant de l’Est, ne parlant entre eux que leur dialecte. Les deux premiers, Geiss, alsacien blond et massif et Weil, le pauvre juif. Grands amis dès les dernières années de guerre, ils allaient ensemble aux cours du soir à Mulhouse. Weil, à Paris, vivait dans une mansarde d’hôtel à punaises et à putains. Ils partageaient, pour peindre à tour de rôle, l’étroite fenêtre. Geiss épousa la fille d’un riche propriétaire terrien en Bourgogne. Il a vécu en gentilhomme campagnard, peignant et vendant : nus de sa belle épouse, natures mortes, fruits, chasses, etc... Terminant conservateur logé du musée Henner à Paris.

Le troisième, un lorrain se nommait Untersteller. Mon premier contact fut une de ses colères pendant un concours d’atelier. Les études étaient en cercle et il se plaignit de manquer de lumière pour obtenir un bon résultat. Ayant du sens pratique, ambitieux, il voulait se marier et partir à Metz. La plus féminine des élèves, Mlle Colleye, lui plaisait. Mais elle s’intéressait à Weil lui-même fou amoureux de Madeleine Lestienne qui ne pensait qu’à peindre. Finalement marié à Mlle Delaroche, très bonne en décoration, il fut directeur des Beaux-Arts, travaillant avec les architectes. Ses colères furent utiles : il y eut une meilleure organisation, des améliorations, de l’entraide et de l’efficacité.

Mlle Colleye fut heureuse avec Geniess ; ils gagnèrent leur vie comme professeurs de dessin à Paris, et avouaient réaliser des natures mortes par passion. Ils réalisèrent les fresques de Notre Dame du calvaire, rue de la Paix à Châtillon avec Mme Pierre Laurens, esquisses et pensées du Maître ainsi qu’une copie de son annonciation.

Clamens, pauvre et mal nourri, fut logiste pour le Grand prix de Rome l’année du thème « La charité ». Près de son misérable pied-à-terre il trouva un jour un paquet, « Qu’y avait-il dans ce paquet ? », nous avons ri mais on ne le su pas. Brusquement, il fut atteint d’une phtisie galopante et du faire deux ans de sauna. En fin de compte, à l’atelier des peintres, lorsque nous parlions entre nous pour avoir des nouvelles de l’un ou l’autre c’était : « - Bah ! Il n’est pas mort de faim, on l’a encore vu hier »…

Et puis, Weil et Madeleine, «un couple de peintre». Lucien disait : «certains ont une femme de peintre, moi j’ai une femme peintre». Il n’avait jamais vu la mer, venant de son petit village près du Rhin (la chanson populaire dit «trou de moustiques») ; il désirait ma présence et je lui proposais une fin de semaine chez une amie nous invitant en une belle vieille maison de famille au bord de la mer à Saint Aubin en Normandie. Il acheta une chemise bleu-ciel et un costume de bain. Dans l’eau je voulu lui montrer que l’eau soutien, mais même avec le soutien de mes bras la frousse fut si forte que ses pieds restèrent attachés au sable ; tant pis pour la fierté du jeune mâle. J’ai gardé le souvenir de nos heures fertiles : lui me peignant pendant que je lui lisais les «Lettres de mon moulin». Pour le soir, il avait acheté une bouteille de bon vin ; on a eu que l’odeur, plein la maison ; il l’a laissée choir sur les pierres du vestibule.

A suivre...

L'annonciation de Jean-Pierre Laurens

L'annonciation de Jean-Pierre Laurens

Je lui lisais

Je lui lisais "Les lettres de mon moulin".

Dans l'atelier de Viroflay

Dans l'atelier de Viroflay