MADELEINE WEIL-LESTIENNE

BIOGRAPHIE - SOUVENIRS

2e Partie : La Grande guerre

Le départ de Maman Jeanne

La fuite

Séparations et fuites

Au mois d’août 1914, Madeleine est à Péronne chez ses grands-parents. Ce sont les vacances d’été, le premier souvenir est joyeux.Il y a peu de temps, il y a eu le mariage de la jeune tante Gaby avec un beau lieutenant blond, Tiburce, puis un bébé. Une chèvre bien soignée a été choisie pour le lait du bébé.

Et voilà, de nouveau, magnifique en son uniforme, le beau lieutenant s’encadrant dans la porte d’entrée. Il vient dire au revoir… C’est la mo-bi-li-sa-tion !!! Alors, vient la première inquiétude : la visite de la petite Maman Jeanne, on me cache des conversations, on parle de rester ou de repartir, puis on la conduit à la gare avec solennité. Alors, à l’arrière du petit train, comme un lien déchiré, très lentement, son image, son geste d’au revoir s’éloignent et diminuent.

Un matin on m’éveille trop tôt : les grandes personnes ont fait les valises, l’auto est prête, c’est à cinq que l’on se loge dans les deux places. On laisse Diane (la chienne). Sur la banquette se serrent «Père», Grand-mère, Tante Gaby, son bébé dans les bras, et moi par terre entre les jambes et les genoux. Je suis bousculée et endormie, on va à Amiens.

Mais par la suite, ses supérieurs ayant reproché à «Père» son départ, (lui fonctionnaire et sa Caisse d’Etat !) nous sommes donc repartis vers Péronne totalement à contre-sens. Des amis, fuyant eux aussi, nous ont alors parlé à l’approche de Péronne …

«Père» nous a arrêtés face à une auberge disant : «Je vais aller voir s’il y a du danger». Il me semble être restée très longtemps sur le bord de cette route où coulait un ruisseau. Un beau Général en culotte rouge, bottes et képi aux feuilles de laurier dorées, magistralement, a fait mettre en place des calibres 75, fierté française de l’époque ; mais moi je ne voyais que les chevaux. Et, comme une peinture romantique de Géricault, j’ai vu un de mes cuirassiers, sale, las, traînant son cheval à la bride. On les avait envoyés à Charleroi. Puis le Grand-père est arrivé, blessé, la gorge ouverte et un doigt coupé. Un médecin nous a fait embarquer dans un camion.

Le lendemain, donnant la main à ma grand-mère pour aller le voir à l’hôpital d’Amiens, dans la rue principale j’ai vu la masse des fantassins allemands bien rangés, avançant, aussi large que la rue, vêtus du fameux gris (feld gree) et pour la première fois, la crainte qui vient du ciel : les Taubes !

Croyez aux rêves, aux visions ! La grande Jeanne vit en songe, une nuit à Douai, son père couché, la tête renversée, la gorge entourée de linges en d’inquiétants mystères…

J’ai su, bien après, qu’arrivant dans la rue du bas vers ses entrepôts à tabac, en voiture et vêtu d’un cache-poussière kaki, un sous-officier français lui avait fait signe de s’arrêter. A-t-il obéi tout de suite ? On criait : «Voilà les allemands!». Il reçu à travers le pare-brise deux balles : une se logea pour toujours dans la colonne vertébrale, l’autre sur le volant coupa le petit doigt qu’il ramassa par terre. Un gamin le soutenant par les épaules, il su nous rejoindre. Conséquence de la bataille de la Marne, Amiens se trouva dégagée…Mais cinq personnes dont deux enfants n’avaient plus rien.

Peu à peu, en m’exprimant pour toi et moi, ce «Père-Grand-père", je le sens devenir le Juste de ma Bible.

Il était fonctionnaire des contributions indirectes, il avait des souvenirs et des amis des divers lieux de ses postes passés. Tout jeune époux avec sa jeune mariée - Désirée du plat pays -  il fut à la «Barrière de la porte St Denis» à la meilleure époque des Apaches (surnom de bandes criminelles parisiennes vers 1900ndlr) et fit par fierté le tour de Paris à pied. Ma petite Maman Jeanne, née au Quesnoy, avait vécu la séparation de l’église et de l’Etat. Fille de fonctionnaire avec ses affaires dans son tablier d’écolière, elle avait quitté la classe des religieuses (Les Dames Bernardines) pour les demoiselles institutrices (Les Dames de Flines à Douai) plus religieuses que les vraies. Elle y devint très bonne musicienne et eu, à 17 ans, le brevet supérieur de l’académie de Lille et celui de l’institut catholique.

Plus tard, Une vieille fille amicale, Foncine, nous recueillit un temps à Elbeuf. La brume, la Seine si large, un pont de fer du style Tour Eiffel, les sifflements des bateaux disant l’angoisse, demandant le passage et, toujours, le son lugubre des cornes de brume…«Père» me parlait de la renommée des draps d’Elbeuf, de l’utilisation des chardons à carder*, des urinoirs pour recueillir l’urine des passants pour l’acide utilisable. C’est là que Grand-mère (Désirée née Houriez - ndlr), moins révoltée, a proclamé : «à la guerre comme à la guerre» en s’asseyant sur une pile de linge pour le repasser.

*Ses capitules secs étaient enfilés sur des supports et utilisés pour carder les draps de laine et le feutre servant à confectionner les manteaux de luxe et les uniformes, les tapis de billard ou les couvertures de mohair…

J’ai su que nous étions restés deux mois à Elbeuf. Pour le 1er janvier 1915, Foncine nous envoya ses vœux à Amiens, rue Camille Desmoulins, le beau nom qui fit rêver la petite fille à qui ont disait les drames de l’Histoire et les héros de la Patrie. Vers Pâques, j’allais au Lycée et je me souviens que c’est souvent sur le chemin pour aller en classe que j’ai appris l’intéressant.

«Père» avait repris son travail auprès de son Administration. Il ne parlait jamais de sa lourde responsabilité de chargé de famille : sa bourgeoise (qui regrettait d’avoir oublié ses brillants sur la table de nuit à Péronne), la si jeune Tante Gaby dont l’époux ayant fait ses études aux Ponts et Chaussées était officier d’artillerie lourde en Argonne et leur fille, la toute petite Suzanne qui devenait ma petite sœur et m’appelait sa «nêne de Madeleine».

Orgueilleuse, la ville d’Amiens avait pour le ramassage des poubelles, des tombereaux tirés par les plus beaux boulonnais blancs pommelés, les mêmes qu’a peint Rubens. J’admirais, émue, la force de leurs épaules au démarrage et le geste de leurs solides fesses pour freiner. Plus bas, je traversais la ligne de chemin de fer et un boulevard qui était la grand-route vers le front très proche. Continuellement passaient les convois, les voitures militaires, les chevaux blancs, sales, verdâtres, les pattes velues, une race choisie pour sa résistance au froid, peut-être venue d’Ecosse ? On raclait vers les bas-côtés la boue épaisse du sol usé.

 "Père" fut nommé directeur à l’entrepôt des tabacs d’Abberville ; le logis de fonction était vaste. C’était un hôtel particulier : sur le devant une grille, une cour pavée, un beau perron avec marches et balustrade ; derrière, un beau jardin avec une pelouse et des arbres dont un prunier. Ma vie durant j’ai vraiment recherché la saveur de ses Reine-Claude. La sage grand-mère commanda aux grands magasins du Louvre l’expédition du plus nécessaire dans la qualité la plus vulgaire : lit de fer noir, couvertures piquées épaissies d’ouate, rouges avec le verso vert, etc… «Père » acheta un coucou pour qu’il chante l’heure. Nous avions une buanderie où l’on brûlait des paperasses d’archives. On faisait du cidre de frêne en un tonneau.

A moi, le jardin : il y eu un printemps, des lapins, des poules, des poussins. J’attrapais les mouches pour eux ; connaissant mon geste, ils accouraient. La mère poule, jalouse et menteuse, criait son appel au rassemblement comme ayant trouvé du bon à manger. A 4 heures, ils volaient jusqu’à mes épaules pour becqueter dans ma tartine. Les lapins avaient la pelouse dans la journée mais le soir j’étais chargée de les faire rentrer au clapier. Très taquins, juste au bon moment, tapant des pattes arrière, ils repartaient faire un tour.

C’est en traversant un jardin public que j’allais en classe. Des écossais y étaient installés, visages très souriants, rougeoyants, d’épaisses jupes plissées, genoux impressionnants, chaussettes enrubannées et les cornemuses.

Ayant bientôt 11 ans, j’allais au catéchisme, le groupe de la communion solennelle. J’ai été la première avec mon goût de savoir et de connaître, mais la foi est autre. Saint-Exupéry dans «Le petit prince» a dit : «On ne voit bien qu’avec le cœur». J’ai communié pour la première fois sans solennité, juste quelques prières ferventes, seule au jardin, pour mes peines les plus personnelles.

Je me souviens : deux religieuses s’avancent au pied de notre perron, elles quêtent pour les enfants pauvres qui vont communier. La grand-mère les reçoit très mal : «Nous avons tout perdu, nous sommes réfugiés, ma petite-fille n’aura pas de robe blanche». La sœur sortant un papier : «Et bien nous allons la mettre sur la liste». La dame, en sa fierté blessée a refusé bien plus violemment encore, véhémente. J’étais là, sachant déjà voir.

Nous espérions : l’an prochain nous serons près de la petite maman Jeanne ; plus tard, en France, on chantait : «On les aura !». Mais il y avait des nuits d’alerte et le bruit effroyable des bombardements. Très longtemps j’ai été tremblante, comme écrasée lors de bruits semblables. Nous descendions en notre belle cave aux voûtes surbaissées de briques roses.

Voilà un souvenir très important : le beau lieutenant Tiburce était en permission. De nuit, peu vêtu, peu majestueux, à la cave il s’est mis très en colère : «Pourquoi rester ainsi près du front !». Sa mère était en Auvergne.

«Père» avait trouvé des désordres, des négligences de comptabilité impossibles à réparer. Ses possibilités limitées, son honnêteté et l’Administration ( ?) l’ont poussé à demander sa retraite ou sa disponibilité…Pensons que c’est l’admiration que je préfère conserver en désirant partager ceci. C’est après cela que nous somme partis à Gannat dans l’Allier.

A suivre ...

Le beau Général

J’admirais, émue, la force de leurs épaules

La toilette de cérémonie. Sur le perron d’Abbeville. Robe de drap bien longue ornée par Tante Gaby de dentelle en fin crochet, un chapeau de paille d’Italie, soldé et démodé, ridicule avec du voile bleu ciel et des petites fleurs.

J'étais chargée de faire rentrer les lapins