MADELEINE WEIL-LESTIENNE

BIOGRAPHIE - SOUVENIRS

Maman Jeanne vendit aux officiers des cartes postales peintes à l’aquarelle.

Les souvenirs de Marcelle

Toute petite écolière, j’avais une amie, Marcelle. Nous avions alors 5 ou 6 ans ce qui, aujourd’hui, fait quelque soixante-seize années d’amitié. Récemment elle m’a raconté ses souvenirs jusqu’en 1919, je les rajoute aux miens :

Nos parents étaient commerçants dans la principale rue de la ville, nous étions donc voisins. Les siens étaient belges, venant de Bruxelles. Son père était coupeur de chemises sur mesure. Ils avaient un magasin de chemises, gants, dentelles, etc. Marcelle se souvient en ce début d’août : « pas de vacances, pas de malles, on n’ira pas à la mer et Madeleine est déjà partie à Péronne… » Les belges espéraient la résistance de leur roi ; Mais le traité : un chiffon de papier… .

Les rumeurs d’atrocités nous parvinrent. Tous se précipitèrent pour faire des provisions chez nos voisins Delporte, les épiciers. On s’installa … et pour quatre ans. On commença déjà à se cacher. Sous la grande salle de mon Père il y avait une cave dont la trappe était sous une mosaïque récente. On y mit donc les biens précieux. On l’atteignait par la cave du voisin. Bientôt la « Kommandantur » allait commencer les perquisitions : les objets de cuivre, la laine, les bicyclettes, … Maman Jeanne racontait avoir ouvert des bouteilles de vieux vin fin pour en récupérer une partie et remplacer le reste par de l’eau pour reconstituer la quantité du bon de réquisition. La marchandise, vaisselle, verrerie protégeaient les cachettes lors des perquisitions… « Veuillez faire attention c’est très fragile ».

Bientôt, en punition il y eu le couvre-feu à cinq heures en été ; en de si longues soirées, les réunions se faisaient par un chemin organisé par les toits : art, théâtre, chansons, déguisement, sans laisser de trace ni de lumière.

Durant la guerre, pas d’école à Douai. Quelques prêtres enseignaient les garçons. Maman Jeanne et quelques dames pour les filles, mais de façon clandestine. En hiver 1916-1917, de plus en plus de rationnement : le charbon, le bois, le gaz, l’alimentation. Progressivement les hommes furent faits prisonniers civils dont mon papa Lestienne qui avait été réformé pour sa vue. Avec ses amis au camp, il s’est occupé de la poste, de l’arrivée des colis et … jouait les pièces de Courteline (1858-1929).Puis Maman Jeanne réussi à le faire revenir comme cultivateur, profitant de ce que nous possédions quelques terres ancestrales.

Madame Quertinmont, la maman de Marcelle, parlait flamand. Ma maman Jeanne avait appris l’allemand avec une alsacienne d’avant 1870. A Douai, la Kommandantur était composée de bavarois souvent ennemis d’orgueilleux officiers supérieurs, peut-être prussiens (on vit des allemands se battre entre eux). Nos deux dames étaient très fières d’avoir obtenu gain de cause contre certains ennemis arrogants. Par exemple, un officier allemand vint réquisitionner des bretelles et en choisit une paire de luxe qu’il garda finalement pour lui. Son ordonnance, jaloux, le dénonça puis revint, follement joyeux, les rapporter…

Maman Jeanne peignit et vendit aux officiers des cartes postales peintes à l’aquarelle. Cartes souvenirs qui représentaient de jolies françaises avec voilettes et chapeaux osés. Puis les privations s’aggravèrent, les enfants souffrirent dans leur développement physiques (mon amie Marcelle était sourde à vingt ans). Aucune vraie nouvelle de la guerre ne parvenait. Lorsqu’ils durent reculer, les allemands voulurent tout détruire. Le 2 septembre 1918, l’ordre d’évacuation nominativement donné aux chefs de famille fut reçu. En trois jours, encadrés par des lanciers, poussant les traînards, les douaisiens durent tout abandonner, partant à pied. Certains avaient des voiturettes d’autres des brouettes, mais peu à peu les bagages furent abandonnés.

Marcelle raconte le si bon accueil à Mons, et la soupe populaire. Les Quertinmont étant belges, retrouvèrent de la famille. Les souvenirs sont affreux. L’épidémie de grippe espagnole fit des ravages, un nombre de morts incroyable. Maman Jeanne raconta de quelle énergie et de quel courage avait fait montre Petit Père à Bruxelles.

Vers janvier 1919, avec des camions anglais, ils purent revenir. Tout était saccagé, pillé, sali. Les voyous des villages voisins avaient pris tout ce que les allemands avaient laissé. Des quartiers avaient été détruits et, dans certaines rues, on escaladait des montagnes de débris. Marcelle se souvient de la maison sans carreaux, sans feu ni ravitaillement, de ses engelures ouvertes aux mains et aux pieds.

A suivre ...

Prisonniers civils à Péronne, 2 octobre 1914 par Pierre Laurens