MADELEINE WEIL-LESTIENNE

BIOGRAPHIE - SOUVENIRS

A Menet (Cantal) il y avait des paysages à peindre

Châtel-Guyon

Tout ce que nous avons fait en peu de temps me semble maintenant incroyable : les distances parcourues, l’organisation, les bricolages divers, les relations nouées, les ventes de nos œuvres.

C’est semblant vaincue que la vie jaillit, féconde. Les parents nous ont amené notre Lisbeth à la barrière à Moulin ; étant toute petite, elle avait le droit de passer littéralement dessous. Après l’écroulement de tous les bonheurs d’avant 1939, papa, maman, Lisbeth ensembles est un lumineux souvenir dont le sommet est Noël 1941.

Nous avons loué à Châtel-Guyon une chambre et une petite pièce dans un hôtel modeste ; c’était au dernier étage, dans le pignon au fond du couloir. La petite pièce est devenue notre cuisine, elle était éclairée d’un vasistas au centre du plafond. Mon peintre devait oublier ses 10 mètres de verrière, se contentant de la lumière tombant verticalement sur la table admirable. Une vieille cuisinière donnait de l’eau chaude en son réservoir et il y avait partout d’encombrantes bûches, rangées le mieux possible. En passant par le vasistas, je mis une girouette pour améliorer le tirage de la cheminée. En utilisant une des portes nous avions clôt notre bout de couloir pour faire une entrée. Plus tard nous fîmes même percer une fenêtre sur le paysage de la chaîne des monts d’Auvergne.

Nous entreprîmes de peindre le plafond de la chambre, une peinture à la colle préparée dans le pot de chambre ; Lucien l’étalait d’un large pinceau, je tenais le pot pour retenir les gouttes et nos chemises de nuit nous servaient de blouses. Un jour, à 6 heures du matin, résonnèrent de violents coups à la porte : «Ouvrez ! Police !». L’émotion nous saisit. On nous demanda nos cartes et nous répondîmes : «Voyez nous sommes peintres, nous peignons…». Ils cherchaient du marché noir.

En longeant le couloir nous pouvions voir vivre voisins et amis de l’étage. Il y avait une cousette parisienne peu farouche, notre «Mimi Pinson» qui posa pour des nus. Encore aujourd’hui, ses enfants, de couleurs variées, m’appellent Marraine. On parlait beaucoup de ravitaillement ; la Mimi avouait manger tout son sucre au début du mois. Nous faisions d’utiles promenades pour ramasser des noix le long des chemins, des grappes de raisins en des vignes abandonnées et surtout des champignons. Une mère de famille nombreuse me dit : «Si j’ai des doutes, j’en mange un petit peu au soir pour les servir le lendemain».

Pour ce premier Noël le sapin fut cueilli dans la montagne ; nous avions eu des oranges et du chocolat, choses introuvables offertes par des clients, ce qui enracina solidement la croyance de Lisbeth au Père Noël. Nos invités furent la famille Zadoc Khan Metzer. Lisbeth allait à l’école des religieuses. Un soir elle me dit : «Maman, demain il faut apporter du lilas blanc». C’était pour l’enterrement d’une jeune camarade. «-Mais je ne peux en avoir»,    «-Moi je sais où il y en a, j’en ai vu au-dessus du mur». Je lui donnais ma permission. Elle s’y rendit seule, su se faire ouvrir, persuader une vieille et revenir triomphante. Un autre exploit : un jour que la religieuse excédée lui dit : «Je ne te donne plus la permission de sortir !», consciencieusement, Lisbeth fit pipi sur son banc … Un soir, revenant de l’école, elle me dit : «On a chanté noutéga». Fort surprise, je crus qu’il s’agissait d’un conte de fée. Pas du tout, c’était la chanson : «Maréchal nous voilà, nous tes gars …» !

A Châtel-Guyon, nous avions les camps de jeunesse, des officiers français en uniformes, des clairons, le drapeau. Durant un temps au moins, les jeunes français ne partaient pas travailler en Allemagne. Il fut donné, au Parc thermal, un concert musical très réussi. A la chapelle de la vallée des grands hôtels, me rendant à la messe tôt le matin, je pus observer des officiers supérieurs.

Un jour, tout en ramassant des noix dans les champs, nous entendîmes approcher, venant de très loin en direction de Clermont-Ferrand, lourdement rythmée, de la musique allemande s’inviter dans les rues. Mais les fenêtres et les portes restèrent closes. Dans les autobus il y avait des places réservées à l’armée d’occupation. Une institutrice d’un hameau voisin, qui nous vendait ses fruits et légumes me demanda : «serait-ce une situation d’avenir pour mon fils que d’entrer dans la milice ?». Mais je pensais, avec une pointe d’ironie, que les imbéciles, toujours et partout, sont nombreux et dangereux.

A l’été 42, une amie commerçante dont le fils était un camarade de Lisbeth, nous fit connaître Menet dans le Cantal car c’était son village natal. Il y avait des paysages à peindre, un lac de cratère où nager ; son frère y fabriquait du bleu d’Auvergne. A partir de 43 les attentats et la résistance active prirent de l’ampleur. Il devint, pour Lucien, de plus en plus imprudent de prendre le train pour Vichy. Un midi, alors que nous étions autour d’un plat de petits navets sautés, s’arrêta comme pour une simple visite, un policier du commissariat : «Monsieur Weil, c’est important …» puis quelques paroles semblant banales. De toute évidence, il venait nous avertir d’un danger.

Fin septembre, à l’arrivée des premiers froids, nous avions recueilli dans la rue, mouillé et gelé, un petit poulet de la grosseur d’un merle ; il devint notre oiseau bien aimé, choyé, fardé d’un peu de bleu de méthylène. Puis dans la hâte de nos préparatifs, l’idée de le tuer et de lui couper la tête devint pour nous un drame plus grand encore que celui de devoir laisser toute notre quotidienne intimité.

A suivre ...

Nous avions recueilli un petit poulet

Lisbeth sur son banc