MADELEINE WEIL-LESTIENNE

BIOGRAPHIE - SOUVENIRS

Il fallait des assiettes...

Les Beaux-Arts à Douai

Ce fut un printemps éclatant, comme un nouveau départ. Je raconterai, ce ne sera que justice, l’activité de mon «Petit-père», commerçant. Ce furent aussi mes plus belles années, ma chance d’enfant gâtée de la Providence.

Les dommages de guerre…quelle tristesse. Mais de bonnes décisions furent prises : continuer de vivre, engager des employés, racheter de l’utile. Ces frais étaient vite couverts par les ventes. Il fallait des assiettes, des verres, etc. Il fallut trouver de la marchandise et mon «Petit-père» eut un immense courage et plusieurs années de fatigue pour accomplir cette tâche. Mais les gains procurèrent l’aide nécessaire. Tôt le matin, avec un tombereau et un cheval, il allait à la faïencerie de Saint Amand (le long de la Scarpe) et très souvent il se rendait jusqu’à Paris.

Lorsque le Collège de jeunes filles reprit ses classes, je me revois assise à une table-banc ordinaire, comme absente, surprise. En cours d’anglais je n’eu jamais que des zéros quant à l’orthographe c’était sans espoir. Mais un jour (je dirais même un jour historique) notre bon et véritable médecin de famille, qui m’avait soignée depuis toute petite, me diagnostiqua un début de scoliose. Il nous dit : «Elle est fatiguée, pourquoi l’envoyer en classe ?» Stupéfaction de la maman, mais … «Non c’est inutile, dès cet après-midi».

Dès ce jour, je me reposais souvent jusque 8h du matin et me suis consacrée à ne faire que de l’art (parfois jusque 10h du soir) et ce jusqu’à aujourd’hui. Le premier été je suis allée très souvent à Ecaillon. Les deux écoles étaient très proches : Musique et Beaux-Arts, au dessus des ateliers de l’Ecole des Mines.

La musique : j’avais débuté le violon à 5 ans. Aux heures libres, vers midi, nous avions les leçons d’instruments, un quart d’heure à écouter le précédent, un quart d’heure de leçon, un quart d’heure à écouter le suivant. Puis le solfège en fin d’après midi et l’orchestre certaines soirées.

Les Beaux-Arts : tout ce que je désirais ! Un jeune professeur vulgarisait la récente science des couleurs complémentaires. On stylisait d’après des fleurs fraîches. Il avait ramené de ses études à Paris, comme «épouse», un modèle qui, gardant ses habitudes, restait tard en peignoir, c’était «une poule». Aller chez lui était d’une audace scandaleuse. Je te laisse imaginer la liberté accompagnant la médisance. Il bavardait souvent avec avec la dame du cours de décoration pour les filles qui nous faisait composer des dentelles à présenter en gouache blanche épaisse sur des fonds recherchés, comme pour les saisir. Son époux, architecte assez négligé, environné (comme le savant Cosinus) d’un nuage de craie et armé de règles et de compas, traçait au tableau noir des géométries compliquées, perspectives, la théorie des ombres, etc… Pour la sculpture au rez-de-chaussée il y avait tout le matériel nécessaire et la glaise toujours humide.

Dans le très grand atelier de dessin-peinture, parmi les moulages des plus célèbres antiquités grecques, nous avions Monsieur Bourgogne, un type élégant, artiste classique. Il m’a donné une richesse inépuisable, enseigné l’anatomie artistique ; il a dicté un cours (que j’ai conservé) et dessiné toutes les faces du corps humain, os, écorché, en grandes planches à copier. Ce sera, toute ma vie durant, une joie de mieux admirer les corps vivants, savoir voir le geste, les races, les caractères, le drapé…

A l’atelier, le modèle nu se tenait noblement ; là, le corps est soit exhibition pornographique soit une bourgeoise risible sur la plage. Il préparait des natures mortes, dont une fois avec des citrons. Je préparais mon papier rugueux de violet foncé pour faire, au pastel, scintiller la lumière. J’ai senti derrière moi son ahurissement et entendu : «hé ! hé ! nous avons nos idées…».

Ainsi, une adolescente comblée de bonheur apprenait à s’exprimer. J’étais accueillie à la bibliothèque municipale, en un immeuble ancien. On y accédait par un vaste escalier pour arriver dans une grande salle ornée de riches boiseries. Mes demandes de livres illustrés, précieux, sagement choisis m’ont vite fait connaître et aimer des bibliothécaires et gagner leur confiance. J’ai beaucoup lu Chateaubriand, les thèmes romantiques, avec la prétention de lire tout Victor Hugo !

On me demande parfois : «Qu’ont dit vos parents de votre idée d’être peintre ?» La réponse est dans l’exemple d’un beau souvenir  : revenant de Paris, «Petit-père» me rapporta une boîte de peinture à l’huile tellement pratique, si bien choisie qu’elle pouvait servir de chevalet soit sur table, soit dans l’herbe. Il me conduisit à un ami peintre, prisonnier en Allemagne avec lui dans la même chambrée. Ma première peinture fut une cucurbitacée. Ma boîte me servit jusqu’à l’apparition de celles ayant des pattes, bien après mon mariage.

Et puis Maman Jeanne, la musicienne, savait durant toutes ces années réunir les amis pour les quatuors classiques, de la véritable musique «de chambre». Nous avons dialogué avec les sonates de Beethoven, de Mozart, elle toujours disposée à accompagner.

Préparant l’entrée aux Beaux-Arts de Paris, j’eu une bourse de la fondation de la ville de Douai et l’habitude de jouer à être la première, comme aux courses ! L’année de mes 18 ans, je fus acceptée au difficile concours des Beaux-Arts. Les désirs ardents de l’enfance sont prière, le destin y obéit. En regardant mon histoire, comme une tapisserie en frise (du genre de celles de Beauvais), je vois que tout est don et mystère. Peut-être voit-on les couleurs de l’envers,... certains espèrent que l’endroit est de l’autre côté.

A suivre ...

Mr Bourgogne

Les modèles

Maman Jeanne au piano

Ma boîte me servit (...) jusqu'après mon mariage