MADELEINE WEIL-LESTIENNE

BIOGRAPHIE - SOUVENIRS

A Gannat, Allier

Si je ne peux l'écrire, je le dessinerai !

Je n’ai pas de souvenir du départ d’Abbeville à Gannat. Nous avons été aidés par un couple d’amis de longue date, parrain et marraine sans enfants, de tante Gaby. Le parrain était commandant du dépôt militaire, à l’intendance et la préparation des recrues, de plus en plus jeunes.

C’était l’hiver de fin 1916.Une petite maison sur le cours de la République (planté de vieux arbres) était suffisante à notre vie. La pièce importante était une grande cuisine prenant air et lumière sur une cour couverte. La vaste cuisinière étant à bois, inquiétude de la grand-mère venant du pays des charbonnages (demoiselle Houriez-Senez, ses ancêtres étaient cultivateurs de froment et de betterave à sucre). « Père » a acheté des stères de bois, beaux, sentant bon, rangés tout le long d’une des murailles et des cents de noix pour la joie des très longues soirées.

Il y avait une carte du nord de la France, un fil épinglé par des petits drapeaux marquait la place du front de la guerre de tranchées, si longue. Un abonnement au journal apportait le communiqué quotidien. Au bruit de la boîte aux lettres du couloir, la petite Suzanne s’écriait : « le coqué ! » Pour elle, j’ai réalisé avec du carton (j’étais très bricoleuse), de la colle et ma boîte de couleurs d’écolière, des meubles pour sa minuscule poupée – déjà de la géométrie à 3 dimensions. Sur le moindre bout de papier blanc, même un coin de cahier, je cherchais des formes, des gestes – anatomie comparée.

Une fois ma grand-mère, fâchée me dit : « tu ne pourrais pas faire quelque chose qui compte ? ». Alors je lui ai fait une copie à l’aquarelle, deux jolies paysannes en costume folklorique travaillant à la fenaison, un encadrement et un verre. Je lui ai fait aussi, pour une fête, autour d’une photo de la jolie Maman Jeanne, un petit cadre cousu, rembourré en toile bleu moyen, orné de roses à la gouache. Cela fut ensuite toujours accroché chez elle.

Nourrir sa famille en ayant peu d’argent : « Père » m’emmena avec lui à Clermont-Ferrand pour acheter un fusil de chasse. Il me montra aussi le Puy de Dôme, son observatoire, les objets pétrifiés, les végétaux devenus pierres précieuses à un étalage. Il me dit comment débusquer un lièvre sans chien en tenant compte du sens du vent et des changements de direction fréquents de l’animal. Un jour il rapporta trois lièvres avec joie et fierté. Grand-maman en fit des pâtés.

Nous y rendant à pied, nous passions des journées à pêcher aux bords de la Sioule. Je dessinais les rochers de la rive ; une fois il a acheté en passant à une fermière, un œuf d’oie pour mon repas sur l’herbe. Il cultivait le jardin d’une vieille femme et l’on partageait la récolte. J’y travaillais aussi. Nous avons fait la chasse aux escargots. Il y a eu l’épisode où, mis à jeûner dans un seau, ils se sont enfuis sur le plafond de la cour couverte. Lorsqu’il y eut les tickets de pain, 100 g par personne, il bavardait agréablement avec la boulangère pour tricher un peu, adroitement.

J’étais fragile mais bien soignée : Gaby me faisait une friction chaque matin. Je prenais mon bain avec celui de la petite sœur dans une lessiveuse. Mes cheveux étaient bien bouclés pour aller en classe avec mon tablier de lustrine noire, fait à la maison avec de très grandes poches. Les auvergnates y cachaient des châtaignes cuites. Nous mettions des sabots à semelles de bois et dessus de cuir, très agréables.

En classe, on faisait chaque matin une dictée, des textes laids, surchargés de mots difficiles. Je faisais au moins 20 fautes et ma voisine pas une ! Mais je la jugeais bête lorsqu’elle ne comprenait ni la théorie ni les problèmes d’arithmétique. En plus, on se moquait cruellement de mes fautes à la maison : confondre porc et port, etc. La jeune vie en moi a décidé : « Si je ne peux l’écrire, je le dessinerai ! » Vers 12 ans, j’ai obtenu mon certificat d’études, mon seul titre d’enseignement général. Ce fut probablement par charité, cette petite réfugiée ayant chanté (j’avais pris option chant) la phrase de Mozart sur le printemps. Toujours si dévoués, mes grands-parents me firent prendre des leçons de violon. Sur le cours de la République il y avait un kiosque à musique plutôt abandonné ; j’ai chipé à la Ville, dans le sous-sol moisi, un porte-musique de fer que j’ai encore.

Puis il y eu la grippe espagnole et un affaiblissement de tous.

Le 11 novembre 1918, vers le soir, brusquement nos voisins, les militaires, ont exprimé et fait éclater leur joie avec des coups de feu, de canons… Madeleine avait trop subi ce vacarme dans le drame. Physiquement écrasée, tremblante et faible, peux-tu le croire, une fois de plus toute autre, aucune joie ne vint… j’avais plus de 13 ans. C’est lentement qu’a été entrepris le retour au pays, le Nord. Ceux qui savent regarder connaissent la quantité, la taille, la forme, la matière, l’imprévu des bagages de réfugiés ; les lieux, les temps ne changent guère. Nous devions, pour changer de gare à Paris, prendre le métro. On m’avait confié un paquet long de cannes, parapluies, etc. Je contemplais pour la première fois l’art de l’affiche et, en mon extase, j’ai perdu le paquet.

Je raconterai Douai, la grande fillette mûrie. Je retrouvais une jeune maman comme une sœur…

A suivre ...

Les escargots en fuite

Je réalisais des meubles pour sa poupée

Il y avait un kiosque abandonné